La chaîne cryptée versait 2,5 millions d'euros par an à la société Thirel pour lutter contre le piratage de son cryptage. Elle a décidé de rompre ce contrat avant terme, mais la justice l'a condamnée à indemniser Thirel.
"Canal Plus a un gros enjeu de piratage en France et en Afrique. Et ce piratage augmente, notamment en France. C'est un manque à gagner de 500.000 abonnés en France. En Italie, quand Canal a réglé le problème des cartes pirates, les abonnements ont explosé". Tel était le constat effectué par le directeur général de la chaîne Maxime Saada devant l'Association des journalistes média en novembre 2016.
Pourtant, un an plus tôt, la chaîne cryptée a rompu son contrat avec Thirel, son principal sous-traitant chargé de la lutte contre le piratage. Depuis 2008, Thirel était chargé de surveiller -notamment sur internet- les systèmes permettant de pirater la chaîne, puis de les analyser et de les tester.
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Chasseurs de coûts
Jusqu'en 2008, Canal Plus luttait contre le piratage en interne via une filiale baptisée CK2 Security. Jusqu'à ce que la chaîne décide d'externaliser cette tâche auprès de Thirel et du suisse Nagravision, filiale de Kudelski. Thirel a alors repris une partie du matériel de CK2 et de ses salariés. Selon les années, Canal Plus payait Thirel entre 2,5 et 3,1 millions d'euros par an (cf encadré ci-dessous). Au total, la chaîne a versé 21,5 millions d'euros cumulés.
Mais, à l'été 2015, Vincent Bolloré prend la présidence du conseil de surveillance de Canal Plus. Comme à son habitude, l'industriel breton envoie ses chasseurs de coûts réduire les dépenses. Ces derniers tombent rapidement sur le contrat avec Thirel, qui court jusqu'à mi-2018. Ils décident de le résilier sur le champ, au motif que le prix des prestations fournies est "manifestement disproportionné".
Furieux, Thirel porte alors plainte devant le tribunal de commerce. Il réclame 11 millions d'euros, correspondant aux années du contrat restant à courir, à des dommages en termes d'image, et à l'indemnisation de ses sous-traitants.
Âpre bataille
Une âpre bataille a alors lieu devant les juges. La chaîne cryptée fournit au tribunal un rapport qu'elle a commandé à un expert, David Znaty, qui conclut que "les prestations de Thirel sont de qualité médiocre et leur rémunération manifestement excessive". Elle recalcule à la baisse le prix des prestations fournies dans le passé, et demande à Thirel de rembourser la différence, soit 11,4 millions d'euros.
Finalement, le tribunal condamnera la chaîne à payer 3,1 millions d'euros à Thirel. Pour les juges, "Canal Plus n’apporte pas la preuve que le montant des prestations facturées était manifestement disproportionné alors qu’il a été librement négocié. Les contrats venaient d’être renouvelés [en janvier 2015] à la satisfaction de Canal Plus. Et la recherche de preuves est postérieure à la résiliation. Ainsi, la rupture unilatérale des contrats avant terme n’est pas justifiée: elle est abusive et constitue une faute qui engage la responsabilité civile contractuelle de Canal Plus".
Ce jugement a apparemment satisfait tout le monde. En effet, la cour d'appel de Paris, contactée, ne trouve pas trace d'un appel déposé par une des parties.
Un hacker réputé
Officiellement, Thirel Ltd est une société britannique, détenue par le belge Bernard Vos, ancien directeur financier de Canal+ International. Mais son principal actif était le savoir-faire d'un homme clé: Oliver Koemmerling (ou Olivier Kömmerling). Ce hacker allemand réputé a travaillé entre 1995 et 2000 pour NDS, la filiale de cryptage du groupe News Corp de Rupert Murdoch. À partir de 2000, il passe à la concurrence et travaille pour Canal Plus, pour qui il développe une nouvelle carte à puce baptisée Merlin. Surtout, en 2002, il témoigne dans le procès fait par Canal Plus contre NDS devant la justice américaine. Il confirme qu'un employé de NDS avait bien transmis à un site web les codes permettant de casser le cryptage de Canal Plus... Mais finalement, Canal Plus fait la paix avec Rupert Murdoch, et retire sa plainte.
En 2008, lorsque Canal Plus externalise sa lutte contre le piratage, Oliver Koemmerling rachète le laboratoire de CK2. Pour cela, un montage est mis en place, avec une société néerlandaise, Thirel BV, détenant une société française, Serela SARL, basée à Sophia Antipolis. Selon son profil LinkedIn, Oliver Koemmerling vit aujourd'hui en Uruguay et a cessé de travailler en 2012 pour Serela SARL, qui a été liquidée en 2013.
Un ex-espion condamné pour espionnage
Pour que l'histoire soit complète, il faut parler d'un autre personnage clé de l'histoire de la chaîne cryptée, Gilles Kaehlin. Cet ancien agent des Renseignements Généraux a travaillé à l'Elysée auprès de François de Grossouvre sous le premier quinquennat de François Mitterand. Il a ensuite travaillé pour Canal Plus de 1998 à 2005, où il sera journaliste, puis chargé des moyens généraux et de la sécurité, et notamment du piratage. Il a ainsi été directeur général de CK2 Security de 2003 à 2006.
En 2005, Gilles Kaehlin doit quitter Canal Plus lorsqu'on apprend qu'il a fait espionner un salarié de la chaîne, l'auteur des Guignols Bruno Gaccio (il sera condamné pour cela à 10.000 euros d'amende et un an de prison avec sursis). Il se met alors à travailler pour Serela SARL, et achète une villa en Uruguay. En 2011, il a été mis en examen pour "fraude fiscale", "blanchiment aggravé" et "abus de bien sociaux".
Contactés, Canal Plus, Oliver Koemmerling, Thirel, et ses avocats Me Augustin Tison Guitierrez et Jérémie Dazza n'ont pas répondu.
Source
http://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/canal-plus-se-fache-avec-son-chasseur-de-pirates-1103419.html